Paraskévidé-quoi ?
Trois petits coups discrets résonnèrent à la porte. Le Dr Beaud se massa les tempes en soupirant, se disant qu'il aurait bien besoin de vacances.
— Oui ? lança-t-il en remettant ses lunettes.
La tête de sa nouvelle secrétaire apparut, l'air gêné :
— Veuillez m'excuser, Docteur, mais j'allais sortir quand un homme est entré. Il insiste pour vous voir.
Le médecin baissa la tête sur son tupperware de champignons à la grec et soupira de nouveau profondément. Elle était bien jolie cette petite nouvelle, mais il lui faudrait quand même montrer un peu plus de compétences.
— Sophie, mon petit, vous voyez bien que je suis en train de déjeuner, lui dit-il avec la voix doucereuse d'un adulte parlant à enfant qui a fait une bêtise.
— Je le sais bien, Docteur, mais il a insisté lourdement. Il dit que vous avez l'habitude de le recevoir durant vos heures de repas.
Le docteur haussa les sourcils.
— Ah non ne me dites pas que ...
Il se précipita sur son petit calendrier de sponsor posé sur le coin de son bureau.
— Et merde !
« Vendredi 13 » indiquait le bout de carton, sous une réclame pour de nouveaux suppositoires à l'efficacité inégalée.
Il n'y avait pas fait attention ce matin. Son regard se porta à nouveau sur ses champignons. Il en pleurerait presque.
— Il y a un problème, Docteur ? demanda la jeune femme, inquiète.
— Oui, un problème d'environ 1m75, la quarantaine, un chapeau de feutre et bourré de tocs qui se situe actuellement dans ma salle d'attente, lui répondit-il. Remarquez, c'est de ma faute, j'ai oublié de vous prévenir. Cet homme souffre de paraskevidékatriaphobie. Entre autre.
— Paraskevidé-quoi ?
— Il a peur des vendredi 13 ! s'emporta le médecin. Et en plus il est parano. Mais pourquoi ça tombe toujours sur moi ?
— Mais du coup, hésita la secrétaire, je fais quoi ?
— Vous lui mettez un grand coup de tête pour lui péter le nez, comme ça il finit aux urgences et moi je peux manger tranquillement.
Voyant les yeux de son interlocutrice s'ouvrir grand, il se dit que la prochaine il la choisirait plus pour son second degré que pour ses jolies jambes.
— Beh vous le faites entrer !
Elle se retira bien vite, sans rien dire, de peur sans doute. A peine quelques secondes plus tard, neuf coups rapides résonnèrent.
— Entrez, souffla-t-il résigné.
L'homme qui passa sa porte correspondait bien à la description qu'il en avait faite, à l'exception du chapeau de feutre qui, pour une fois, ne trônait pas sur sa petite tête agitée tics nerveux. A peine arrivé le patient le gratifia d'un rapide « Bonjour Docteur » avant de se mettre à parcourir la pièce, en inspectant chaque coin et recoin. Il sortit quelques livres de la bibliothèque pour les remettre dans un ordre différent, puis s'attaqua au bureau où il changea la disposition de presque tout ce qui s'y trouvait. Le bon docteur vit avec tristesse son déjeuner finir à la poubelle.
— Les champignons c'est mauvais. On ne sait pas ce qu'ils peuvent mettre dedans, lui dit l'homme-tornade. Ou dessus. On ne sait jamais.
Le Docteur Beaud se rappela la première fois qu'il avait vu cet homme débarquer chez lui pour se livrer à ce petit manège. S'il pouvait revenir en arrière, il se mettrait des claques et s'obligerait à le flanquer à la porte. Au Diable Hippocrate ! Mais non, au lieu de ça il devait endurer le même cinéma à chaque vendredi 13. Et encore, il devait s'estimer heureux car ils étaient somme toute assez rares, un ou deux par ans, trois au pire.
Une fois que le patient eut fini de changer de place tout ou presque, il s'assit et posa les mains bien à plat sur ses genoux, comme un enfant attendant sagement la leçon de son professeur.
— Bonjour, Mr Pichon, lui dit-il enfin.
L'homme sursauta, comme à chaque fois qu'il entendait son nom.
— Oui c'est ça, bonjour. Ils ont recommencé.
Prenant une grande inspiration, le docteur se dit qu'il devrait exister des gélules de patience. Une secrétaire potiche ? Hop, une gélule ! Un patient taré ? Hop, deux gélules ! Quoi que pour celui-ci, il faudrait peut-être en prendre trois ou quatre.
— Vous avez perdu votre chapeau ? demanda-t-il à son patient, espérant changer de sujet.
— Quoi ? demanda ce dernier en portant la main à sa tête. Ah ! Mon chapeau ! Non ! Je l'ai brûlé, c'est mieux comme ça. On ne sait jamais.
Après une fraction de seconde de réflexion, il se dit qu'il valait mieux ne pas demander pourquoi.
— Ils ont recommencés ! répéta Mr Pichon. Je vous l'avais dit qu'ils recommenceraient. Tout ça parce-que j'ai compris ! Parce-que je sais !
Nouvelle grande inspiration, nouveau long soupir. Mais quand est-ce qu'ils se décideraient enfin à mettre au point ces foutues gélules ?
— Mr Pichon, pour la centième fois, les vendredis 13 arrivent à cause du défilement des jours dans le calendrier. Il y a des vendredi 12, des vendredis 14, et des vendredis 13. Ça n'est rien de surnaturel, rien de prémédité. Vous vous souvenez que l'on a déjà parlé du calendrier Grégorien et du cycle des jours ? Vous vous en souvenez ?
— Je suis encore malade, lui répondit-il sans plus faire attention à son discours. Encore ! Vous vous rendez compte ? Ils ne cherchent même plus à être discrets ! Ça veut bien dire que j'ai raison !
D'apparence, le docteur semblait calme, mais intérieurement il avait déjà tué son patient une bonne douzaine de fois, dont trois avec une poire à lavements.
— Mr Pichon... reprit-il.
A nouveau l'homme sursauta. Sa patience commençait doucement à filer, il aurait presque pu la voir se faufiler sous la porte.
— Vous n'êtes pas malade. Enfin si, vous êtes malade, mais dans votre tête.
En entendant ces mots, l'homme-tornade se releva d'un bond et fila devant la vitrine d'une de ses bibliothèques pour essayer de s'y voir. Ou plus précisément, il semblait vouloir regarder dans ses narines, dans le reflet de la vitre. Le docteur leva les yeux au ciel, pestant contre lui-même d'avoir fait une bourde aussi grossière.
— Vous croyez qu'on peut l'enlever ? lui demanda-t-il nerveusement.
— Enlever quoi, Mr Pichon ?
Sursaut.
— La chose qu'ils ont mit dans ma tête pour me rendre malade !
En disant cela, il s'approcha encore plus de la vitre, la couvrant de buée. La scène était tellement comique que pour un peu, il en aurait rit. Mais il voyait bien que l'homme qu'il avait devant lui était au bord de la rupture et il se sentait coupable d'avoir si mal choisit ses mots. Presque normal le reste du temps, si ce n'était un nombre incalculable de tocs, Mr Pichon devenait vraiment fou les vendredi 13 et sa paranoïa atteignait des sommets. Il savait qu'il devrait lui faire la conversation afin de le calmer, au moins quelques minutes, au moins jusqu'à ce qu'il se décide à partir. Il avait honte de penser cela, mais il n'y avait rien d'autre à faire qui soit de son ressort. Le malade refusait de consulter et il n'était pas considéré comme dangereux, donc pas d'internement forcé.
— Mr Pi... commença-t-il avant de s'interrompre. Monsieur, tout d'abord décollez votre visage de ma vitrine, s'il vous plait. Vous n'y verrez rien, allez plutôt au miroir.
L'homme le fixa quelques secondes, puis la colère envahit son visage, déformant ses traits.
— Non ! hurla-t-il. Ils nous voient à travers les miroirs ! Ne le savez-vous pas ? Inconscient !
Dans un accès de rage aussi soudain qu'inexplicable, le quarantenaire effrayé se transforma en véritable furie et se mit à saccager son cabinet. Se retranchant derrière son bureau, le docteur assista impuissant à la destruction méthodique de tout miroir, même les plus petits sur ses instruments d'auscultation. Tendant lentement la main vers son téléphone, il ne put l'attraper à temps avant que l'autre ne l'arrache pour le jeter par la fenêtre dans la cour intérieure.
— Ils nous écoutent aussi par le téléphone ! Vous n'êtes vraiment qu'un inconscient ! Il vaut mieux tous les détruire, on ne sait jamais !
Puis il se mit à saccager les vitres, et globalement tout ce qui renvoyait un reflet. Gardant son calme du mieux qu'il pouvait, le médecin espérait que sa potiche de secrétaire était encore à coté et n'avait pas prit sa pause déjeuner. Avec un vacarme pareil, elle appellerait la police et on pourrait enfin interner ce taré.
Mais aucun bruit ne lui parvenait de l'autre côté de la porte. Aucune clameur effrayée, aucun « Tout va bien Docteur ? ». Il lui faudrait attendre qu'il se calme, ou au pire il passerait lui aussi par la fenêtre pour aller chercher de l'aide.
Et puis, aussi brutalement que cela avait commencé, la crise s'arrêta net. L'homme avait dans les mains un cadre à photo qui contenait un portrait de sa femme et il le fixait, les yeux grands ouverts.
— Qui ... qui est cette personne ? demanda l'homme-tornade.
— Ma femme, lui répondit le médecin sans pour autant sortir de son abri.
— Votre femme ...
Il s'était mis à caresser le portrait. La lueur qu'il voyait briller dans ses yeux ne lui plaisait pas du tout.
— Elle est avec eux ! cria-t-il en brisant le cadre sur le coin du bureau.
Le docteur vit encore un peu de sa patience s'enfuir. Il dépassait l'homme d'une demi-tête, et bien que sportif moyen, il était sûr de pouvoir le surpasser en force brut. Mais il lui faudrait se méfier : un fou est souvent plus fort que ce qu'il parait.
— Est-ce que vous sentez un appareil quand vous la bourrez ?
— Quoi ?!
Cette interrogation stoppa net tous ses calculs sur ses chances de succès concernant un affrontement physique. Il ne sut que répondre, ayant du mal à comprendre la question.
— Oui, quand vous la ... enfin vous voyez quoi, continua l'autre l'air de rien. Est-ce que vous sentez l'appareil qu'ils lui ont mit à l'intérieur ?
Le docteur resta abasourdi. Il regarda son patient, dont les poings gouttaient de sang à cause de plusieurs coupures, son bureau dévasté, le cadre à photo cassé, puis revint à l'homme qui se tenait devant lui. Tout lui paraissait irréel.
— Son vagin ? se sentit obligé de préciser l'autre. L'appareil qu'ils lui ont mis dedans. Parfois on peut le sentir, c'est une preuve. Mais si vous n'arriver pas à la bourrer si loin, allez-y avec la main, vous verrez que je dis vrai.
A ces mots le docteur se releva si brutalement qu'il en renversa son bureau.
— Maintenant ça suffit ! hurla-il en empoignant le quarantenaire par le col.
Il le tira vers la sortie tandis que l'autre se débattait.
— Si je vous revois, je m'arrange pour que vous finissiez dans le pire HP de ce foutu pays ! Avec une lobotomie à l'ancienne ! Taré !
— Non ! hurla l'homme, effrayé. Pitié !
Il se débattait comme il le pouvait, mais sa frayeur combinée à la fureur du médecin rendait la lutte vaine.
— Vous ... vous ne comprenez pas ! Ils vont me tuer ! Ils essayent toujours de me tuer ce jour là ! C'est pour ça qu'ils font les vendredi 13 ! Ils vont me tuer !
Jetant un dernier regard noir à son patient, il lui répliqua :
— Et bien qu'ils vous tuent !
Puis il ouvrit la porte du cabinet donnant sur la rue et éjecta l'homme de toutes ses forces. Ce qu'il se passa durant les sept secondes qui suivirent resta imprimé dans sa mémoire. L'homme perdit l'équilibre, se releva, puis hurla « Ils sont là ! » avant d'essayer de traverser la route en courant. Une voiture arrivant bien trop vite le percuta, l'envoyant s'écraser plusieurs mètres plus loin. Figé, le médecin fixa la femme qui se tenait dans la voiture. Ces cheveux blonds, cette courbure du nez ... Elle s'empressa de faire marche arrière, fuyant le lieu de l'accident le plus vite possible. Il se ressaisit au bout de quelques grosse secondes, puis se précipita sur l'homme à terre. Côtes et jambes cassées, rien d'étonnant. Mais le plus grave était tout ce sang qui provenait de ses yeux et de ses oreilles. En un coup d'œil, il vit qu'il n'y avait plus rien à faire. L'homme était encore conscient, mais il ne le resterait pas plus d'une minute.
— Je ... vous l'avais dit, soupira ce dernier. Vendredi ... 13 ... cette fois ils ont réusssssssss....
Le dernier mot mourut entre ses lèvres, noyé par un flot de sang. Tremblant, le médecin se releva et porta son regard sur l'endroit où s'était tenue la voiture, quelques secondes plus tôt. Il repensa à la femme qu'il avait vue à l'intérieur. A celle qu'il avait cru voir à l'intérieur. Était-ce possible ? Non, voyons ! De toute façon c'était facile à vérifier : la voiture. En y réfléchissant, il prenait conscience de n'y avoir pas du tout prêté attention. Merde ! De quel modèle était cette foutue voiture ?
Cette question le tourmenta toute l'après-midi, d'autant plus que la police la lui posa plusieurs fois. Mais rien, trou noir. Il ne se souvenait que de la conductrice. Il ne l'avait pas dit à la police, il ne pouvait y croire. Lorsqu'il rentra chez lui, son premier geste fut d'aller ouvrir le garage. Il devait en avoir le cœur net...
— Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda Lillian.
Il sursauta violemment. Cela faisait plusieurs minutes qu'il se tenait devant le garage vide, figé par le doute. Il ne l'avait pas entendu arriver.
— La voiture, demanda-t-il sans se retourner. Qu'est-ce que tu en as fait ?
— Je l'ai prêté à ma sœur. Ed, t'es sûr que tu vas bien ?
Il se retourna enfin, observant sa femme attentivement. Alors que le malaise commençait à s'installer, il dit lentement :
— Un de mes patients est mort aujourd'hui.
Elle hoqueta et porta les mains à sa bouche. Puis elle le prit dans ses bras.
— Mon pauvre chéri, je suis désolée.
Il se laissa faire, les bras pendants et le regard dans le vide. Il luttait de toutes ses forces contre les idées qui s'insinuaient en lui.
En bonne épouse, elle le dorlota toute la soirée. Petit dîné, massage de la nuque, verre de whisky... Tout était fait pour le contenter. Mais il n'arrivait pas à s'enlever de la tête la sensation qu'elle cherchait surtout à endormir sa méfiance. Cette lutte en lui l'épuisait. Le doute contre la raison, le bon sens contre la paranoïa. Elle vit qu'il n'allait vraiment pas bien, aussi lui proposa-t-elle une "pause détente". D'abord réticent, le doute remporta la bataille et il accepta.
« Ça ne fera pas de mal » se dit-il pour se justifier.
« Comme ça je serai sûr ... » pensait-il en réalité.
Des cris et quelques larmes, il ne s'était jamais autant appliqué à la chose. A un moment il eut même peur de lui avoir fait vraiment mal. Mais cette sensation ... avait-il vraiment senti quelque chose ?
— Excuse-moi, lui dit-il d'une voix blanche devant son regard de reproche.
Il n'arrivait pas à définir si c'était la culpabilité ou le doute qui parlait. Après une petite moue, elle poussa un soupir et l'attira contre elle.
— C'est rien, tu dois être bouleversé par la mort de ton patient.
Il se laissa bercer contre sa poitrine.
— En même temps, ajouta-t-elle pensive, pas étonnant qu'il meurt aujourd'hui.
— Quoi ? demanda-t-il en se raidissant.
— Ben oui, on est vendredi 13. Ça porte malheur non ?
Il la regarda longuement dans la pénombre de leur chambre. Puis il se leva sans un mot, un peu comme un automate.
— Quoi ? demanda-t-elle inquiète.
Toujours sans un mot, il décrocha le miroir qui se trouvait face à leur lit.
— On ne sait jamais, finit-il par dire en la regardant d'un air étrange. On ne sait jamais ...