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04 Dec 2015

Paraskévidé-quoi ?

Trois petits coups discrets résonnèrent à la porte. Le Dr Beaud se massa les tempes en soupirant, se disant qu'il aurait bien besoin de vacances.

— Oui ? lança-t-il en remettant ses lunettes.

La tête de sa nouvelle secrétaire apparut, l'air gêné :

— Veuillez m'excuser, Docteur, mais j'allais sortir quand un homme est entré. Il insiste pour vous voir.

Le médecin baissa la tête sur son tupperware de champignons à la grec et soupira de nouveau profondément. Elle était bien jolie cette petite nouvelle, mais il lui faudrait quand même montrer un peu plus de compétences.

— Sophie, mon petit, vous voyez bien que je suis en train de déjeuner, lui dit-il avec la voix doucereuse d'un adulte parlant à enfant qui a fait une bêtise.

— Je le sais bien, Docteur, mais il a insisté lourdement. Il dit que vous avez l'habitude de le recevoir durant vos heures de repas.

Le docteur haussa les sourcils.

— Ah non ne me dites pas que ...

Il se précipita sur son petit calendrier de sponsor posé sur le coin de son bureau.

— Et merde !

« Vendredi 13 » indiquait le bout de carton, sous une réclame pour de nouveaux suppositoires à l'efficacité inégalée.

Il n'y avait pas fait attention ce matin. Son regard se porta à nouveau sur ses champignons. Il en pleurerait presque.

— Il y a un problème, Docteur ? demanda la jeune femme, inquiète.

— Oui, un problème d'environ 1m75, la quarantaine, un chapeau de feutre et bourré de tocs qui se situe actuellement dans ma salle d'attente, lui répondit-il. Remarquez, c'est de ma faute, j'ai oublié de vous prévenir. Cet homme souffre de paraskevidékatriaphobie. Entre autre.

— Paraskevidé-quoi ?

— Il a peur des vendredi 13 ! s'emporta le médecin. Et en plus il est parano. Mais pourquoi ça tombe toujours sur moi ?

— Mais du coup, hésita la secrétaire, je fais quoi ?

— Vous lui mettez un grand coup de tête pour lui péter le nez, comme ça il finit aux urgences et moi je peux manger tranquillement.

Voyant les yeux de son interlocutrice s'ouvrir grand, il se dit que la prochaine il la choisirait plus pour son second degré que pour ses jolies jambes.

— Beh vous le faites entrer !

Elle se retira bien vite, sans rien dire, de peur sans doute. A peine quelques secondes plus tard, neuf coups rapides résonnèrent.

— Entrez, souffla-t-il résigné.

L'homme qui passa sa porte correspondait bien à la description qu'il en avait faite, à l'exception du chapeau de feutre qui, pour une fois, ne trônait pas sur sa petite tête agitée tics nerveux. A peine arrivé le patient le gratifia d'un rapide « Bonjour Docteur » avant de se mettre à parcourir la pièce, en inspectant chaque coin et recoin. Il sortit quelques livres de la bibliothèque pour les remettre dans un ordre différent, puis s'attaqua au bureau où il changea la disposition de presque tout ce qui s'y trouvait. Le bon docteur vit avec tristesse son déjeuner finir à la poubelle.

— Les champignons c'est mauvais. On ne sait pas ce qu'ils peuvent mettre dedans, lui dit l'homme-tornade. Ou dessus. On ne sait jamais.

Le Docteur Beaud se rappela la première fois qu'il avait vu cet homme débarquer chez lui pour se livrer à ce petit manège. S'il pouvait revenir en arrière, il se mettrait des claques et s'obligerait à le flanquer à la porte. Au Diable Hippocrate ! Mais non, au lieu de ça il devait endurer le même cinéma à chaque vendredi 13. Et encore, il devait s'estimer heureux car ils étaient somme toute assez rares, un ou deux par ans, trois au pire.

Une fois que le patient eut fini de changer de place tout ou presque, il s'assit et posa les mains bien à plat sur ses genoux, comme un enfant attendant sagement la leçon de son professeur.

— Bonjour, Mr Pichon, lui dit-il enfin.

L'homme sursauta, comme à chaque fois qu'il entendait son nom.

— Oui c'est ça, bonjour. Ils ont recommencé.

Prenant une grande inspiration, le docteur se dit qu'il devrait exister des gélules de patience. Une secrétaire potiche ? Hop, une gélule ! Un patient taré ? Hop, deux gélules ! Quoi que pour celui-ci, il faudrait peut-être en prendre trois ou quatre.

— Vous avez perdu votre chapeau ? demanda-t-il à son patient, espérant changer de sujet.

— Quoi ? demanda ce dernier en portant la main à sa tête. Ah ! Mon chapeau ! Non ! Je l'ai brûlé, c'est mieux comme ça. On ne sait jamais.

Après une fraction de seconde de réflexion, il se dit qu'il valait mieux ne pas demander pourquoi.

— Ils ont recommencés ! répéta Mr Pichon. Je vous l'avais dit qu'ils recommenceraient. Tout ça parce-que j'ai compris ! Parce-que je sais !

Nouvelle grande inspiration, nouveau long soupir. Mais quand est-ce qu'ils se décideraient enfin à mettre au point ces foutues gélules ?

— Mr Pichon, pour la centième fois, les vendredis 13 arrivent à cause du défilement des jours dans le calendrier. Il y a des vendredi 12, des vendredis 14, et des vendredis 13. Ça n'est rien de surnaturel, rien de prémédité. Vous vous souvenez que l'on a déjà parlé du calendrier Grégorien et du cycle des jours ? Vous vous en souvenez ?

— Je suis encore malade, lui répondit-il sans plus faire attention à son discours. Encore ! Vous vous rendez compte ? Ils ne cherchent même plus à être discrets ! Ça veut bien dire que j'ai raison !

D'apparence, le docteur semblait calme, mais intérieurement il avait déjà tué son patient une bonne douzaine de fois, dont trois avec une poire à lavements.

— Mr Pichon... reprit-il.

A nouveau l'homme sursauta. Sa patience commençait doucement à filer, il aurait presque pu la voir se faufiler sous la porte.

— Vous n'êtes pas malade. Enfin si, vous êtes malade, mais dans votre tête.

En entendant ces mots, l'homme-tornade se releva d'un bond et fila devant la vitrine d'une de ses bibliothèques pour essayer de s'y voir. Ou plus précisément, il semblait vouloir regarder dans ses narines, dans le reflet de la vitre. Le docteur leva les yeux au ciel, pestant contre lui-même d'avoir fait une bourde aussi grossière.

— Vous croyez qu'on peut l'enlever ? lui demanda-t-il nerveusement.

— Enlever quoi, Mr Pichon ?

Sursaut.

— La chose qu'ils ont mit dans ma tête pour me rendre malade !

En disant cela, il s'approcha encore plus de la vitre, la couvrant de buée. La scène était tellement comique que pour un peu, il en aurait rit. Mais il voyait bien que l'homme qu'il avait devant lui était au bord de la rupture et il se sentait coupable d'avoir si mal choisit ses mots. Presque normal le reste du temps, si ce n'était un nombre incalculable de tocs, Mr Pichon devenait vraiment fou les vendredi 13 et sa paranoïa atteignait des sommets. Il savait qu'il devrait lui faire la conversation afin de le calmer, au moins quelques minutes, au moins jusqu'à ce qu'il se décide à partir. Il avait honte de penser cela, mais il n'y avait rien d'autre à faire qui soit de son ressort. Le malade refusait de consulter et il n'était pas considéré comme dangereux, donc pas d'internement forcé.

— Mr Pi... commença-t-il avant de s'interrompre. Monsieur, tout d'abord décollez votre visage de ma vitrine, s'il vous plait. Vous n'y verrez rien, allez plutôt au miroir.

L'homme le fixa quelques secondes, puis la colère envahit son visage, déformant ses traits.

— Non ! hurla-t-il. Ils nous voient à travers les miroirs ! Ne le savez-vous pas ? Inconscient !

Dans un accès de rage aussi soudain qu'inexplicable, le quarantenaire effrayé se transforma en véritable furie et se mit à saccager son cabinet. Se retranchant derrière son bureau, le docteur assista impuissant à la destruction méthodique de tout miroir, même les plus petits sur ses instruments d'auscultation. Tendant lentement la main vers son téléphone, il ne put l'attraper à temps avant que l'autre ne l'arrache pour le jeter par la fenêtre dans la cour intérieure.

— Ils nous écoutent aussi par le téléphone ! Vous n'êtes vraiment qu'un inconscient ! Il vaut mieux tous les détruire, on ne sait jamais !

Puis il se mit à saccager les vitres, et globalement tout ce qui renvoyait un reflet. Gardant son calme du mieux qu'il pouvait, le médecin espérait que sa potiche de secrétaire était encore à coté et n'avait pas prit sa pause déjeuner. Avec un vacarme pareil, elle appellerait la police et on pourrait enfin interner ce taré.

Mais aucun bruit ne lui parvenait de l'autre côté de la porte. Aucune clameur effrayée, aucun « Tout va bien Docteur ? ». Il lui faudrait attendre qu'il se calme, ou au pire il passerait lui aussi par la fenêtre pour aller chercher de l'aide.

Et puis, aussi brutalement que cela avait commencé, la crise s'arrêta net. L'homme avait dans les mains un cadre à photo qui contenait un portrait de sa femme et il le fixait, les yeux grands ouverts.

— Qui ... qui est cette personne ? demanda l'homme-tornade.

— Ma femme, lui répondit le médecin sans pour autant sortir de son abri.

— Votre femme ...

Il s'était mis à caresser le portrait. La lueur qu'il voyait briller dans ses yeux ne lui plaisait pas du tout.

— Elle est avec eux ! cria-t-il en brisant le cadre sur le coin du bureau.

Le docteur vit encore un peu de sa patience s'enfuir. Il dépassait l'homme d'une demi-tête, et bien que sportif moyen, il était sûr de pouvoir le surpasser en force brut. Mais il lui faudrait se méfier : un fou est souvent plus fort que ce qu'il parait.

— Est-ce que vous sentez un appareil quand vous la bourrez ?

— Quoi ?!

Cette interrogation stoppa net tous ses calculs sur ses chances de succès concernant un affrontement physique. Il ne sut que répondre, ayant du mal à comprendre la question.

— Oui, quand vous la ... enfin vous voyez quoi, continua l'autre l'air de rien. Est-ce que vous sentez l'appareil qu'ils lui ont mit à l'intérieur ?

Le docteur resta abasourdi. Il regarda son patient, dont les poings gouttaient de sang à cause de plusieurs coupures, son bureau dévasté, le cadre à photo cassé, puis revint à l'homme qui se tenait devant lui. Tout lui paraissait irréel.

— Son vagin ? se sentit obligé de préciser l'autre. L'appareil qu'ils lui ont mis dedans. Parfois on peut le sentir, c'est une preuve. Mais si vous n'arriver pas à la bourrer si loin, allez-y avec la main, vous verrez que je dis vrai.

A ces mots le docteur se releva si brutalement qu'il en renversa son bureau.

— Maintenant ça suffit ! hurla-il en empoignant le quarantenaire par le col.

Il le tira vers la sortie tandis que l'autre se débattait.

— Si je vous revois, je m'arrange pour que vous finissiez dans le pire HP de ce foutu pays ! Avec une lobotomie à l'ancienne ! Taré !

— Non ! hurla l'homme, effrayé. Pitié !

Il se débattait comme il le pouvait, mais sa frayeur combinée à la fureur du médecin rendait la lutte vaine.

— Vous ... vous ne comprenez pas ! Ils vont me tuer ! Ils essayent toujours de me tuer ce jour là ! C'est pour ça qu'ils font les vendredi 13 ! Ils vont me tuer !

Jetant un dernier regard noir à son patient, il lui répliqua :

— Et bien qu'ils vous tuent !

Puis il ouvrit la porte du cabinet donnant sur la rue et éjecta l'homme de toutes ses forces. Ce qu'il se passa durant les sept secondes qui suivirent resta imprimé dans sa mémoire. L'homme perdit l'équilibre, se releva, puis hurla « Ils sont là ! » avant d'essayer de traverser la route en courant. Une voiture arrivant bien trop vite le percuta, l'envoyant s'écraser plusieurs mètres plus loin. Figé, le médecin fixa la femme qui se tenait dans la voiture. Ces cheveux blonds, cette courbure du nez ... Elle s'empressa de faire marche arrière, fuyant le lieu de l'accident le plus vite possible. Il se ressaisit au bout de quelques grosse secondes, puis se précipita sur l'homme à terre. Côtes et jambes cassées, rien d'étonnant. Mais le plus grave était tout ce sang qui provenait de ses yeux et de ses oreilles. En un coup d'œil, il vit qu'il n'y avait plus rien à faire. L'homme était encore conscient, mais il ne le resterait pas plus d'une minute.

— Je ... vous l'avais dit, soupira ce dernier. Vendredi ... 13 ... cette fois ils ont réusssssssss....

Le dernier mot mourut entre ses lèvres, noyé par un flot de sang. Tremblant, le médecin se releva et porta son regard sur l'endroit où s'était tenue la voiture, quelques secondes plus tôt. Il repensa à la femme qu'il avait vue à l'intérieur. A celle qu'il avait cru voir à l'intérieur. Était-ce possible ? Non, voyons ! De toute façon c'était facile à vérifier : la voiture. En y réfléchissant, il prenait conscience de n'y avoir pas du tout prêté attention. Merde ! De quel modèle était cette foutue voiture ?

Cette question le tourmenta toute l'après-midi, d'autant plus que la police la lui posa plusieurs fois. Mais rien, trou noir. Il ne se souvenait que de la conductrice. Il ne l'avait pas dit à la police, il ne pouvait y croire. Lorsqu'il rentra chez lui, son premier geste fut d'aller ouvrir le garage. Il devait en avoir le cœur net...

— Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda Lillian.

Il sursauta violemment. Cela faisait plusieurs minutes qu'il se tenait devant le garage vide, figé par le doute. Il ne l'avait pas entendu arriver.

— La voiture, demanda-t-il sans se retourner. Qu'est-ce que tu en as fait ?

— Je l'ai prêté à ma sœur. Ed, t'es sûr que tu vas bien ?

Il se retourna enfin, observant sa femme attentivement. Alors que le malaise commençait à s'installer, il dit lentement :

— Un de mes patients est mort aujourd'hui.

Elle hoqueta et porta les mains à sa bouche. Puis elle le prit dans ses bras.

— Mon pauvre chéri, je suis désolée.

Il se laissa faire, les bras pendants et le regard dans le vide. Il luttait de toutes ses forces contre les idées qui s'insinuaient en lui.

En bonne épouse, elle le dorlota toute la soirée. Petit dîné, massage de la nuque, verre de whisky... Tout était fait pour le contenter. Mais il n'arrivait pas à s'enlever de la tête la sensation qu'elle cherchait surtout à endormir sa méfiance. Cette lutte en lui l'épuisait. Le doute contre la raison, le bon sens contre la paranoïa. Elle vit qu'il n'allait vraiment pas bien, aussi lui proposa-t-elle une "pause détente". D'abord réticent, le doute remporta la bataille et il accepta.

« Ça ne fera pas de mal » se dit-il pour se justifier.

« Comme ça je serai sûr ... » pensait-il en réalité.

Des cris et quelques larmes, il ne s'était jamais autant appliqué à la chose. A un moment il eut même peur de lui avoir fait vraiment mal. Mais cette sensation ... avait-il vraiment senti quelque chose ?

— Excuse-moi, lui dit-il d'une voix blanche devant son regard de reproche.

Il n'arrivait pas à définir si c'était la culpabilité ou le doute qui parlait. Après une petite moue, elle poussa un soupir et l'attira contre elle.

— C'est rien, tu dois être bouleversé par la mort de ton patient.

Il se laissa bercer contre sa poitrine.

— En même temps, ajouta-t-elle pensive, pas étonnant qu'il meurt aujourd'hui.

— Quoi ? demanda-t-il en se raidissant.

— Ben oui, on est vendredi 13. Ça porte malheur non ?

Il la regarda longuement dans la pénombre de leur chambre. Puis il se leva sans un mot, un peu comme un automate.

— Quoi ? demanda-t-elle inquiète.

Toujours sans un mot, il décrocha le miroir qui se trouvait face à leur lit.

— On ne sait jamais, finit-il par dire en la regardant d'un air étrange. On ne sait jamais ...

11 Nov 2015

Mes petits chéris

L'enfer a une adresse ...

Et c'est au 32, rue des Floralies. C'est du moins ce qu'a toujours pensé Kevin, d'aussi loin que remonte sa mémoire. Cette adresse, c'est celle de sa vieille tante Marie, tante Marie-la-tarée comme il se plaisait à l'appeler dans sa tête. Il y a les vieilles gâteuses, les dames aux chats et les vieilles filles aigries. Puis il y a les tantes Marie, qui sont un mélange de tout cela. Mais au lieu de chats, ce sont d'autres créatures particulières qui ont pris possession de sa maison. Des petits êtres de céramique grimaçants, qui pullulent sur sa pelouse, dans son salon, sa cuisine ... jusque dans ses toilettes. Ses nains de jardins, ses petits chéris comme elle les appelle. Cela avait le don de faire rire sa mère, mais lui trouvait tout cela juste flippant.

C'est en route vers cet enfer pavé de salopettes bleues et de sourires niais qu'il se dirigeait avec ses parents, la mort dans l'âme de gâcher cette si belle après-midi chez cette vieille folle.

- M'man, ont est vraiment obligés d'y aller ? demanda-t-il pour la sixième fois au moins.

Sans quitter la route des yeux, celle-ci lui répondit dans un soupire :

- Kev, on en a déjà parlé : je sais que tu ne l'aimes pas, mais cette femme est la seule famille restante du côté de ton père.

- Ouais, ben même moi je m'en serais passé, bougonna ce dernier.

- Ne t'y met pas toi aussi ! le réprimanda-t-elle.

Le père et le fils s'enfermèrent alors dans un silence de protestation.

Lorsqu'ils arrivèrent enfin, tous soupirèrent devant la laideur de cette maison. Pelouse synthétique, peinture écaillée, même le toit donnait l'impression de vouloir se détacher pour s'enfuir loin de cette demeure. Et surtout, la légion de céramique disséminée un peu partout, au garde à vous, le sourire aux lèvres et la pelle à la main. Tout en remontant l'allée jusqu'à la porte, l'enfant sentait le poids de centaines d'yeux posés sur lui. Il eut même un frisson, tant il avait l'impression que ces choses le suivaient du regard. Alors qu'il avançait plus lentement, pour retarder l'inévitable, sa mère était déjà arrivée à la porte et avait sonné. Au bout d'interminables minutes, durant lesquelles il espéra de toutes ses forces qu'elle ne soit pas là, la porte s'ouvrit enfin. Dans l'encadrement apparut une femme, qui sans être très vieille, renvoyait l'image de quelque chose de périmé. Elle les toisa quelques secondes, puis son regard se posa sur sa petites armée immobile. Un sourire s'esquissa sur ses lèvres charnues, à peine un petit rictus, qui disparut aussitôt que son attention se reporta sur eux.

- Hum, entrez, leur dit-elle en guise de bonjour.

Sans se départir de sa fausse bonne humeur, sa mère entra en première, suivie de mauvaise grâce par son mari qui grommela un « Bonjour, Marie ». Kevin, lui, resta quelques instants dehors, cette maison lui faisait peur. La vieille tante le regarda d'un air mauvais et pour l'éviter, il tourna la tête, ce qui lui permit d'apercevoir une gamine cachée dans le jardin d'à côté.

- Kev ! appela sa mère de l'intérieur.

Il se dépêcha d'entrer, tant pour ne pas se faire gronder que pour passer le plus rapidement possible devant sa tante. Lorsqu'il la croisa sur le palier, ses narines furent assaillies par une odeur rance, mélange de sueur, de bière et d'autres alcools plus sucrés. Il avança difficilement entre les nains qui encombraient le vestibule pour arriver dans le salon, lui aussi occupé par ces horreurs en céramique.

- Assis ! leur lança tante Marie. Et attention à mes petits chéris !

Là-dessus il vit son père lever les yeux au ciel, avant de faire des gestes à peines discrets, suppliant son épouse de faire demi-tour pour partir. Hochant négativement la tête, celle-ci s'assit dans le canapé pour s'en relever aussitôt en poussant un cri. Elle s'était assise sur un travail de broderie et l'aiguille lui avait piqué le postérieur. Elle s'excusa tout en se massant la fesse, puis ramassa la toile pour la poser à côté. C'était un point de croix presque terminé, représentant évidement un foutu nain qui portait un poncho. Tante Marie partit en cuisine en gloussant méchamment. Pendant qu'elle était occupée à préparer des verres, le petit garçon s'empressa de demander à sortir.

-Allez, maman, s'il te plait ! la supplia-t-il, j'voudrais aller jouer avec la voisine.

- Moi aussi j'irai bien jouer avec la voisine, soupira son père.

Pour tout réponse ils reçurent l'un un coup de coude dans les côtes et l'autre un hochement de tête. Kevin s'empressa de sortir en zigzaguant entre les statuettes. Une fois dehors, il inspira un grand coup et partit à la recherche de la petite fille qu'il avait vue en arrivant. Celle-ci l'attendait, à demi cachée derrière la haie séparant les deux jardins.

- Je savais que t'y resterais pas longtemps, lui dit-elle lorsqu'il s'approcha, personne ne reste longtemps chez Marie-la-folle.

Dans un sourire il lui répondit :

- Moi je l'appelle tante Marie-la-tarée.

- C'est ta tante ? Ouch ...

Sur ces présentations, ils se mirent à jouer comme le font tous les enfants de huit ans, c'est-à-dire comme s'ils s'étaient toujours connus. L'après-midi passa rapidement et Kevin en vint même à se dire que vu comme ça, ça ne le dérangerai plus tant que ça de venir voir la vieille folle, maintenant qu'elle avait de nouveaux voisins. Ils jouèrent au loup, ils explorèrent le jardin d'un côté, puis de l'autre, et lorsqu'ils eurent fini, ils se lancèrent dans un jeu d'espions, prenant en "filature" les nombreux nains éparpillés dans la pelouse. La jeune fille prit un air comploteur et s'approcha de lui, tout en vérifiant autour d'elle.

- Je connais son secret, lui dit-elle tout bas en mettant ses mains en coupe autour de son oreille.

Intrigué, il attendit la suite. Elle lui fit signe de le suivre un peu plus loin, pour s'éloigner des gnomes.

- Ils sont vivants, continua-t-elle dans un souffle, et elle leur parle tout le temps. Et des fois, le matin, ils ont changé de place.

Il la regarda, muet, puis son regard se porta sur les créatures immobiles qui attendaient un peu plus loin. Plus il les regardait et plus il les trouvait effrayant. Celui-là n'était-il pas en train de l'observer ? Et cet autre, là, ne venait-il pas de bouger ? L'angoisse refermait doucement son étreinte sur son petit estomac. Alors qu'il en était venu à s'arrêter de respirer, de peur que ces choses ne l'entendent, la jeune fille approcha discrètement sa bouche de son oreille.

- BOUH !

Il hurla tout en sursautant tandis que son amie partait en hurlant de rire. Après quelques secondes nécessaires pour se calmer, il lui partit après dans une partie de chat perché endiablée.

Mais les enfants étant ce qu'ils sont, ce qui devait arriver, arriva : se laissant emporter par le jeu, le jeune garçon brisa l'un des nains qui se trouvaient derrière la maison. Paniqués à l'idée de se faire gronder, ils cachèrent "le corps" dans un buisson, plus loin. Et hop ! Ni vu, ni connu, la vieille en avait tellement qu'elle ne s'en rendrait même pas compte. Du moins, le croyaient-ils. Vers la fin de la journée, alors que ses parents étaient occupés à préparer la voiture, elle sortit et vint les voir. Avec un grand sourire qui ne présageait rien de bon, elle leur prit une main chacun, se pencha sur eux et sans se départir de ce rictus étrange, elle leur siffla entre ses dents :

- Sales petits morveux, je vous apprendrais moi, à faire du mal à mes petits chéris !

Là-dessus elle se mit à serrer leurs petites mains, enfonçant ses ongles acérés dans leur chaire tendre. Fort heureusement, la mère de Kévin l'appela à ce moment là pour partir.

- Tu nous le paieras, sois-en sûr ! lui lança-t-elle avant de se redresser.

Elle desserra son étreinte sur la jeune fille et celle-ci en profita pour retourner chez elle sans se retourner, sans même lui dire au revoir. Quant à lui, elle le ramena à ses parents, l'air de rien.

Il n'oubliera jamais le sourire qu'elle avait eu à ce moment là. Ce même sourire faux et flippant qu'il y avait sur ses saletés nains.

 

Cela faisait quoi, onze ans ? Douze ans ? Et depuis ils n'y étaient jamais retournés. Sa mère, devant la mauvaise foi conjuguée du père et du fils, avait abandonné le combat et n'avait jamais ré-insisté pour retourner voir sa belle-sœur. Dans le fond, cela l'arrangeait bien, se disait le jeune homme. Elle aussi en avait peur, de cette vieille folle. A chaque fois qu'il pensait à elle, il revoyait son sourire carnassier, ses dents jaunes, et il se rappelait son haleine fétide saturée d'alcool.

- Un colis pour toi ! lança un jour sa mère.

En pleins dans ses cartons de déménagement, il avait alors regardé le colis d'un air surpris. Ce n'était pas son anniversaire et il ne se souvenait pas avoir commandé quelque chose.

- De la part de ta tante, précisa sa mère devant son air interrogateur. Elle m'a toujours demandé de la prévenir quand tu partirais de la maison pour habiter tout seul. Elle tenait absolument à te faire un cadeau.

Sa surprise se transforma alors en dégoût. Il n'osa même pas toucher le carton, soigneusement empaqueté dans du papier kraft.

- Alors, tu l'ouvres ?

- Heu ... hésita-t-il. Une fois arrivé là bas. Ça serait bête de l'ouvrir pour le ré-emballer, hein ?

Sa mère fit une moue pensive, tandis que dans la pièce d'à côté il entendit son père rire franchement. Le colis fut donc rangé avec les autres cartons, dans l'espoir qu'elle l'oublie, afin qu'il puisse le jeter discrètement une fois arrivé chez lui. Ah ... chez lui, il aimait penser ça. Son premier chez lui, un petit appartement dans une ville dortoir non loin de sa fac. Il reprit son sourire et se remit à sa tâche.

Les déménagements sont des phénomènes étranges, des sortes de failles spatio-temporelles qui ont l'incroyable capacité de multiplier les objets et de déclasser les affaires. On part avec une belle camionnette remplie de beaux cartons bien ordonnés et lorsque vient le moment de tout faire rentrer dans le nouveau chez-soi, on se retrouve avec dix fois plus de cartons et plus rien n'est à sa place. Dans ce foutoir, il rangea le colis dans un placard et sa mère repartit sans en avoir vu le contenu. Quelques jours plus tard et à force d'huile de coude, il avait réussit à trouver une place pour chaque chose. Chaque chose, sauf ce colis mystérieux. Il fut tenté de suivre son idée de base et de le jeter sans l'ouvrir, mais finalement la curiosité fut la plus forte. Il entreprit de défaire le papier kraft qui emballait une boite un peu plus grosse qu'une boite à chaussure. Sur le couvercle était scotché un mot :

« Voici Gunther, mon beau, mon adorable Gunther. Prends-en soin ! »

Dans un soupir, il devina aisément ce qu'il y avait dans la boite. Malgré tout, il l'ouvrit. Foutue curiosité. Il resta figé par ce qu'il vit à l'intérieur : chapeau rouge et veste verte, petite lunettes ridicules perchées sur un gros nez, outils de jardinage en mains et le pied gauche posé sur un champignon. Un nain de jardin à la laideur tout à fait banale. Mais il ne put empêcher son estomac de se retourner. En effet, malgré un soin minutieux apporté à la réparation de la figurine, il distinguait quand même les morceaux qui avaient été recollés pour redonner au gnome son intégrité. Ce nain, c'était celui qu'il avait cassé tant d'années auparavant. Ce dernier le regardait, plein de bonhomie, figé à jamais dans ce sourire si peu naturel.

Au bout de plusieurs secondes, Kevin se rendit compte qu'il avait cessé de respirer et reprit bruyamment son souffle. Il se dépêcha de refermer le couvercle et sortit déposer le tout au pied des poubelles, qui attendaient sagement sur le trottoir. Lorsqu'il fut remonté et qu'il eut refermé la porte, il prit alors conscience du ridicule de la situation. Il se mit à pouffer, puis à rire franchement.

- Saleté de vieille folle, dit-il tout haut, t'as bien préparé ton coup.

Il rit une dernière fois, ne pouvant s'empêcher d'avoir une pensée pleine de pitié envers cette femme obsédée par ses nains, qui avait sans doute dû penser qu'elle lui ficherait la trouille de sa vie. Et elle avait presque réussit. Le lendemain matin, lorsque les éboueurs le réveillèrent en passant sous sa fenêtre, il sourit à l'idée de cette horreur broyée au milieu des autres ordures.

Transport, cours ennuyeux, drague, puis re cours, re transports ... la routine prenait forme. Il n'avait pas pensé à cette saleté de nain de toute la journée, mais lorsqu'il arriva devant son immeuble et qu'il vit le trottoir vide, il prit plaisir à imaginer les morceaux du "petit chéri" de Marie-la-tarée éparpillés dans une décharge. Puis cette histoire lui sortie de nouveau de l'esprit, car une jeune demoiselle y prenait toute la place.

Cette nuit, il dormit très mal à cause d'un cauchemar. Enfin, un cauchemar, plutôt un rêve extrêmement bizarre : il voyait sa tante en robe de mariée, un voile lui couvrant la moitié du visage, entourée par des centaines et des centaines de nains de jardins. A côté d'elle, à ses pieds surtout, se tenait Gunther. Il avait perdu son sourire affable et des crocs pointaient hors de sa bouche. A la place de son petit arrosoir il tenait une hachette, luisante de sang.

Lorsqu'il se réveilla le lendemain, il avait encore cette image imprimée dans son esprit.

- Stupide rêve, stupide vieille ! se dit-il à voix haute afin d'exorciser les derniers restes de ce rêve dérangeant.

Au moment de franchir le seuil de sa porte il se figea, comme glacé par une douche froide. Sur le sol se trouvait un papier.

« Voici Gunther, mon beau, mon adorable Gunther. Prends-en soin ! »

Après quelques insupportables secondes à sentir son cœur tenter de sortir de sa poitrine, il se baissa mécaniquement et ramassa le papier. Il le tourna et le retourna dans tous les sens : c'était bien celui qui était sur le colis. Il prit une grande inspiration et le froissa.

- Il a dû tomber hier, quand j'ai sorti la boite. Voilà, c'est ça.

Sa voix sonnait étrangement et il n'arrivait pas vraiment à se convaincre lui-même, mais il devrait se contenter de cette explication. La question lui gâcha sa matinée, mais heureusement ses petites œillades avec Julie lui sauvèrent le reste de la journée. Des jours qu'il la travaillait, et il sentait que ce soir, peut être ...

« Oui ! » Enfin, elle avait dit oui à son invitation et c'est fébrile qu'il rentra en avance pour ranger rapidement quelques effets compromettants. Lorsqu'il arriva devant la porte de son appartement, il eut une sensation étrange, mais son excitation la chassa bien vite. Bières au frais, ok. Vêtements sales, disparus. Films en évidence sur la table basse, prêts. Capotes planquées un peu partout, on sait jamais. Héhéhé. Nain de jardin flippant sur le lit ... QUOI !? Kevin resta muet sur le seuil de sa chambre. IL était là et IL l'observait. Durant quelques secondes, les souvenirs du Gunther de son rêve se superposèrent à la réalité et il crut voir la hache et les crocs. Mais non, c'était toujours le même nain moche à l'air stupide.

- Merde, merde, merde, marmonna-t-il.

Un autre souvenir lui revint.

« Ils sont vivants ... elle leur parle tout le temps. Et des fois le matin, ils ont changé de place ».

Sa respiration s'accéléra, ses mains se mirent à trembler légèrement. La sonnette retentit et il sursauta si fort qu'il s'en coinça quelque chose dans le cou. Ça devait être Julie. Prenant son courage à deux mains, il fit les trois pas le séparant du lit, attrapa l'abomination et la laissa tomber par la fenêtre. Cela lui parut si facile. Il s'était presque attendu à ce que le gnome se débatte. Un bruit de céramique brisé acheva de le soulager. Il réfléchirait plus tard à qui pouvait bien être l'abruti qui lui avait joué ce tour. Elle était là, en piste !

La soirée se passa sans incident. Enfin, sans autre incident que le refus de la jeune femme, qui rentra chez elle sitôt le film terminé.

- Ton problème, mon vieux, c'est que t'es trop sur les dents. Ça se voit, dit-il à son reflet dans le miroir, la bouche pleine de dentifrice.

Alors qu'il finissait de se préparer pour aller se coucher, un bruit retentit du côté de la cuisine. Après une hésitation, il s'y rendit en prenant soin d'allumer toutes les lumières. Rien. Il alla donc se coucher. Avant d'ouvrir la porte de sa chambre, sa main resta suspendue au-dessus de la poignée. Et s'il était là ? Et s'il était vraiment vivant ?

- Trouillard, se sermonna-t-il.

Il ouvrit enfin la porte et vit avec soulagement que sur son lit ne se trouvait que son oreiller.

- Pauvre type, dit-il dans un sourire.

Il se coucha, à moitié rassuré. A moitié seulement, car il ne comprenait toujours pas comment le nain était arrivé dans sa chambre. Le papier, ok, il avait dû le faire tomber. Et même si c'était bizarre qu'il ne s'en soit pas rendu compte en rentrant tout de suite après, ça tenait la route. Mais le nain ... Bon sang, comment cette saloperie de nain avait atterrit chez lui ?

Au dessus de lui retentirent quelques éclats de voix, puis des rires et des applaudissements. Encore une fête.

- Mais oui !

Il la tenait son explication ! Quand il avait descendu le carton hier soir, un des mecs de la résidence l'avait vu et avait récupéré le gnome. Et en partant ce matin, il avait dû oublier de fermer sa porte. CQFD ! Une blague de la part des mecs du dessus. Il en aurait presque rit. Presque. Le sommeil fut long à venir, mais au moins il n'angoissait plus à cause de ce foutu nain. 

 

Une sensation désagréable le réveilla en pleine nuit. Tout était silencieux, la fête devait être terminée. Il eut du mal à émerger et ne comprit pas tout de suite ce qui n'allait pas. Laissant son esprit chasser les dernières brumes de rêves, il tenta d'allumer sa lampe de chevet. Il ne fit que tenter pour deux raisons : premièrement son poignet était entravé et donc il ne put bouger. Et deuxièmement, la lumière était déjà allumée. Il hurla à la vue de ce qui se trouvait à côté, sur sa table de nuit. Gunther, LE Gunther. En piteux état, il avait été recollé mais il manquait beaucoup de morceaux. Une partie de son visage avait disparut, c'est d'un seul œil qu'il le fixait.

- Merde, merde ! dit-il paniqué, en essayant de se lever de son lit.

Mais son poignet n'était pas le seul à être entravé. Ses deux bras étaient ainsi immobilisés, en plus de ses jambes. Après une bonne minute à se tortiller dans tous les sens, en vain, il reporta son attention sur la statuette. Il avait l'impression qu'à tout moment elle pouvait lui sauter au visage. Mais elle restait immobile, comme dans l'attente de quelque chose.

« Ils sont vivants... »

Ces mots tournaient dans son esprit.

« Elle leur parle tout le temps »

Il n'arrivait pas à chasser cette idée de sa tête.

« ... le matin, ils ont changé de place ... »

Impossible, impossible ! Tout cette histoire était dingue, aussi dingue que Marie-la-tarée. Mais les faits étaient là : le nain se trouvait sur sa table de nuit et lui était ligoté sur son lit.

- Mais qu'est-ce que tu me veux à la fin !

Le gnome ne répondit rien. Il restait là, inerte, le fixant de son œil moqueur, un trou béant dans le visage. Il attendait. Kevin ne savait quoi faire. S'il appelait au secours, il était presque sûr de voir arriver les types du dessus, morts de rire. Mais si ça n'était pas eux, si c'était vraiment le nain ?

« Ils sont vivants ... »

Mais que lui voulait-il bon sang ? Son esprit tournait à toute vitesse. Une solution, une solution vite ! Trouve ce que veut ce putain de nain !

- Je suis désolé ! s'écria-t-il soudainement. Je ... je suis désolé de t'avoir cassé quand j'étais petit. Et tout à l'heure aussi.

Bordel, il était en train de s'excuser auprès d'un nain de jardin. Espérant avoir trouvé la solution du problème, il fixa le gnome en céramique, s'attendant presque à ce que celui-ci s'anime pour lui dire que ce n'était pas grave et qu'ils étaient quittes.

- Oh non, non ,non. Ne crois pas t'en tirer aussi facilement, sale petit morveux.

Il poussa un cri à cette réponse. Mais elle ne venait pas de la statuette. Elle provenait d'un coin de la pièce, et cette voix, bien qu'il ne l'ait pas entendu depuis des années, il la reconnut facilement. Sa tante s'approcha alors de lui, sortant du coin sombre où elle s'était tenue depuis le début. Elle n'avait pas changé depuis toutes ces années, à part peut être qu'elle avait l'air encore plus périmée qu'avant. Elle charriait toujours cette horrible odeur rance et piquante d'alcool et de sueur. L'odeur qu'il avait sentie sur le pas de sa porte en rentrant et qui aurait dû l'alerter. Si seulement il y avait fait attention.

- M.... Marie. Tante Marie. Laisse-moi ...

- Tais-toi sale petit morveux ! Je t'avais bien dit que tu nous le paierais. Hein, mon petit Gunther ? Je le lui avais dit, tu te souviens ?

Osant à peine quitter sa tante des yeux, il tourna légèrement la tête en direction du nain. Celui-ci n'avait pas bougé.

- Mais oui, mon Gunther, tu as raison, dit-elle.

Ne sachant pas lequel des deux était le plus dangereux, il tenta de comprendre la situation.

- Tante Marie ... Le nain, heu Gunther, il est ... heu, vivant ?

Il n'en revenait pas de poser cette question. La vieille éclata d'un rire grinçant.

- Tu entends ça, Gunther ? Ha ! Mais bien sûr qu'il est vivant, petite raclure, qu'est-ce que tu crois ?

A vrai dire, à cet instant précis, il ne savait plus quoi croire, car la peur paralysait sa pensée.

- Quoi ? demanda Marie.

- Heu ... je ... je n'ai rien dit ...

- Tais-toi ! Insolent ! On ne coupe pas la parole !

Comprenant alors qu'elle s'était à la base adressée au gnome, il ne sut que faire.

- Oh, le vilain Gunther, dit-elle dans un gloussement. Vilain, très vilain.

Elle eut un rire qui le glaça d'effroi, un mélange d'un enfant qui s'extasie devant un cadeau et d'une hyène qui ricane devant une proie.

- Mais oui, mon Gunther, il ne t'embêtera plus. Mon petit chéri.

Avant même qu'il puisse réagir, elle lui colla un chiffon imbibé de Soho dans la bouche. Étouffant à moitié, étourdit par les vapeurs sucrées de l'alcool, il eut le temps d'apercevoir l'éclat brillant d'un long couteau dans sa main avant de sombrer dans l'inconscience. Sa dernière pensée fut de se dire que s'il devait aller en enfer, au moins il en connaissait déjà l'adresse. 

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